I Muḥend Uyeḥya, sγuṛ Essaïd Ait Maamar
I Muḥend Uyeḥya : nouvelle œuvre poétique d´Essaïd Ait Maamar ou le voyage des mots à travers les maux
"A tiṭ yeldin tettwali, lemmer ad teẓreḍ ayen yeffren !"
(L. Aït Menguellet)
C’est une tradition très ancienne : la poésie kabyle, à quelques rares exceptions, a de tout temps été chantée. Une raison pour laquelle éditer sa poésie dans un autre mode est un pari qui est loin d’être gagné d’avance. Matoub, pour ne citer que lui, aurait-il été aussi célèbre s’il n’avait chanté sa poésie ? Aujourd’hui, de jeunes poètes tentent d’explorer d’autres modes pour dire leur poésie et mettre l’accent sur elle. C’est le cas de Essaïd At Maamar qui semble très conscient de la situation, lui qui dans son poème "Ad cnuɣ" s’énonce comme suit :
Akken bɣuɣ wezneɣ lehdur
Ma ur ten-cniɣ ḥedd ur sen-yesli.
J’ai beau agencer les mots
A moins de les chanter, personne ne les écoute.
Pourtant, ceci ne semble guère décourager ce poète avide de se dire et de dire le monde qui l’entoure, qui fait de la poésie comme il respire… Originaire des At Meslayen (Tizi-Ouzou) et installé en Allemagne depuis 18 années, Essaïd Aït Maamar fait partie de ces êtres pour qui s’éloigner du pays natal est un moyen de mieux s’en rapprocher. Ses textes poétiques évoquent dans les moindres détails (sociologiques, géographiques, historiques) la Kabylie. Son activité ne se limite pas à la poésie : il a adapté de la langue allemande en kabyle plusieurs contes des frères Grimm (dont quelques-uns sont disponibles sur le site imyura.net ; voir notamment Imeddaḥen n Tizi n Kulal), une expérience pour le moins intéressante et utile. Il en écrit lui-même, à l’instar du conte "Tiɣimit deg tiɣilt n wedrar". De plus, il a réécrit en vers le conte Imeṭṭi n bab idurar d’Akli Kebaïli. C’est dire l’énergie poétique débordante de ce jeune auteur !
Après avoir édité deux CD en 2001, A baba et I kečč a Lwennas, il vient d’en publier deux autres intitulés Ay amdan igerrzen et Tadsimant en hommage à Mohia. Ces deux CD, dont la couverture est entièrement en kabyle, sont préfacés par Kamal Naït Zerrad, professeur de linguistique berbère à l’INALCO.
La thématique de l’identité occupe une place prépondérante dans la poésie de S. At Maamar. Ainsi, dans l’album intitulé Amdan igerrzen, (de même que dans l’hommage à feu Matoub Lounes, I kečč a Lwennas !), revisiter l’œuvre de ce dernier constitue le point de départ pour un retour sur une identité berbère usurpée. Sur un ton de révolte, le poète dit le mal de vivre d’une culture millénaire plusieurs fois meurtrie par les autres comme par les siens. A l’image de la femme dont le poète traduit, par les mots les plus simples, la condition la plus complexe. Aujourd’hui, la condition féminine s’est sensiblement améliorée, grâce notamment à la scolarisation. Mais pour en arriver là, le poète le rappelle, la femme kabyle a résisté à tous les aléas de l’existence sans pour autant le crier sur tous les toits. C’est dire sa grande dignité devant le malheur ! L’expression "A tameṭṭut taqbaylit neḍlem-ikem ur nesɛi lḥeqq", qui revient comme un leitmotiv dans le poème, constitue un aveu d’injustice à l’égard du pilier de la cellule familiale [1].
Loin de se cantonner dans le même noyau thématique, Essaid At Maamar explore des contenus divers : l’amour, la famille, l’amitié, le village… Il va jusqu’à intégrer dans sa poésie des réalités contemporaines nouvelles. Ainsi, le poème Tadsimant (l’autonomie) est un plaidoyer poétique en faveur de l’autonomie de la Kabylie. Une des heureuses nouveautés introduites par Essaïd At Maamar est de déclamer [2] sa poésie avec un accompagnement musical (comme arrière-fond) qui non seulement captive l’oreille de l’auditeur, mais aussi annonce le ton et l’atmosphère générale de chaque poème. Accompagnés de musiques appartenant tant au patrimoine universel dans un clin d’oeil à Mohia (Prokofiev, Mikis Théodorakis, van Beethoven…) que local (Imaziɣen imula, chants populaires traditionnels…), les poèmes ressemblent ainsi à de longs voyages lesquels réconcilient l’auditeur avec ces deux parts de lui-même que sont la spécificité et l’universalité. Le chant traditionnel exécuté par Malika Ouahes qui sert d’arrière fond musical au poème "Tameṭṭut taqbaylit", adjoint à la voix rocailleuse mûre et originale du poète, rappelle la précarité de la condition de la femme. La musique loin de servir de simple support ou de vecteur joue alors le rôle d’élément signifiant. C’est dire l’heureuse alliance entre poésie et musique chez ce poète.
La présence de l’intertexte [3] est un fait important chez Essaïd At Maamar, il suffit de voir les multiples références pour s’en convaincre. L’influence de Lounis Aït Menguellet est si prégnante qu’au moins deux textes en portent la trace. Ainsi, A baba constitue une sorte d’écho à A mmi, le célèbre texte inspiré, dit-on, de Le Prince du philosophe italien Machiavel. L’exemple le plus saillant est le poème Tiregwa-nniḍen (D’autres sillons) qui évoque le texte Tiregwa d’Aït Menguellet. Le même procédé est réactualisé : Les strophes du poème sont construites à partir de l’œuvre antérieure que le poète revisite. En revisitant ainsi ses poèmes antérieurs, Essaïd At Maamar creuse de nouveaux sillons. C’est une conception très originale du poème comme un sillon qu’il faut creuser et irriguer…
Dans le poème "Asisen seg tamment-ik", en hommage à Mohia, déclamé sur fond de Lieutenant Kijé de Prokofiev dans un style théâtral à la manière du célèbre dramaturge, l’auditeur ne manquera pas de voir défiler les moindres détails de l’œuvre de Mohia (Σli n Dulun, Wejjir, Jeddi Yebrahim…) convoqués par le poète pour dire combien cette œuvre, même méconnue du vivant de son auteur, constitue désormais une source d’inspiration pour les jeunes générations qui y trouvent une matière littéraire très riche sur laquelle elles peuvent greffer de nouvelles créations.
On ne peut manquer de remarquer la longueur des poèmes d’Essaïd At Maamar, ce qui rappelle les longs poèmes religieux traditionnels dans le genre taqsiṭ. Mais de ces derniers, ils n’ont que la longueur car en écoutant le poème "Ah ya ddin Ṛṛeb" on se rend compte que la religion est ici perçue non comme source de salut mais à l’inverse comme source de perte. Notre époque foisonne d’exemples qui l’attestent…
Dans son texte "Manifeste pour un parti du rythme", le poéticien et traducteur Henri Meschonnic écrit ceci : "contre toutes les poétisations, je dis qu’il y a un poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie.". Essaïd At Maamar tente et réussit le pari de transformer les maux avec ses mots, donnant à ses auditeurs, à l’écoute d’un poème la soif d’en découvrir d’autres.
Amar Ameziane
Notes
[1] Un proverbe kabyle ancien dit : deg wexxam tameṭṭut d lsas, argaz d ajgu alemmas, dans la famille, la femme constitue la fondation, l’homme la poutre faîtière. (Dallet, p. 363).
[2] Déclamer signifie ici "réciter à haute voix en donnant aux mots et aux phrases toutes les intonations exigées par l’accent grammatical et l’accent oratoire." (Le Littré)
[3] L’intertexte est un texte antérieur qui peut être repris sous différentes formes (dont la citation) et à des fins diverses (fidélité, subversion…).
http://tamazgha.fr/Le-voyage-des-mots-a-tr...-maux,2451.html
"A tiṭ yeldin tettwali, lemmer ad teẓreḍ ayen yeffren !"
(L. Aït Menguellet)
C’est une tradition très ancienne : la poésie kabyle, à quelques rares exceptions, a de tout temps été chantée. Une raison pour laquelle éditer sa poésie dans un autre mode est un pari qui est loin d’être gagné d’avance. Matoub, pour ne citer que lui, aurait-il été aussi célèbre s’il n’avait chanté sa poésie ? Aujourd’hui, de jeunes poètes tentent d’explorer d’autres modes pour dire leur poésie et mettre l’accent sur elle. C’est le cas de Essaïd At Maamar qui semble très conscient de la situation, lui qui dans son poème "Ad cnuɣ" s’énonce comme suit :
Akken bɣuɣ wezneɣ lehdur
Ma ur ten-cniɣ ḥedd ur sen-yesli.
J’ai beau agencer les mots
A moins de les chanter, personne ne les écoute.
Pourtant, ceci ne semble guère décourager ce poète avide de se dire et de dire le monde qui l’entoure, qui fait de la poésie comme il respire… Originaire des At Meslayen (Tizi-Ouzou) et installé en Allemagne depuis 18 années, Essaïd Aït Maamar fait partie de ces êtres pour qui s’éloigner du pays natal est un moyen de mieux s’en rapprocher. Ses textes poétiques évoquent dans les moindres détails (sociologiques, géographiques, historiques) la Kabylie. Son activité ne se limite pas à la poésie : il a adapté de la langue allemande en kabyle plusieurs contes des frères Grimm (dont quelques-uns sont disponibles sur le site imyura.net ; voir notamment Imeddaḥen n Tizi n Kulal), une expérience pour le moins intéressante et utile. Il en écrit lui-même, à l’instar du conte "Tiɣimit deg tiɣilt n wedrar". De plus, il a réécrit en vers le conte Imeṭṭi n bab idurar d’Akli Kebaïli. C’est dire l’énergie poétique débordante de ce jeune auteur !
Après avoir édité deux CD en 2001, A baba et I kečč a Lwennas, il vient d’en publier deux autres intitulés Ay amdan igerrzen et Tadsimant en hommage à Mohia. Ces deux CD, dont la couverture est entièrement en kabyle, sont préfacés par Kamal Naït Zerrad, professeur de linguistique berbère à l’INALCO.
La thématique de l’identité occupe une place prépondérante dans la poésie de S. At Maamar. Ainsi, dans l’album intitulé Amdan igerrzen, (de même que dans l’hommage à feu Matoub Lounes, I kečč a Lwennas !), revisiter l’œuvre de ce dernier constitue le point de départ pour un retour sur une identité berbère usurpée. Sur un ton de révolte, le poète dit le mal de vivre d’une culture millénaire plusieurs fois meurtrie par les autres comme par les siens. A l’image de la femme dont le poète traduit, par les mots les plus simples, la condition la plus complexe. Aujourd’hui, la condition féminine s’est sensiblement améliorée, grâce notamment à la scolarisation. Mais pour en arriver là, le poète le rappelle, la femme kabyle a résisté à tous les aléas de l’existence sans pour autant le crier sur tous les toits. C’est dire sa grande dignité devant le malheur ! L’expression "A tameṭṭut taqbaylit neḍlem-ikem ur nesɛi lḥeqq", qui revient comme un leitmotiv dans le poème, constitue un aveu d’injustice à l’égard du pilier de la cellule familiale [1].
Loin de se cantonner dans le même noyau thématique, Essaid At Maamar explore des contenus divers : l’amour, la famille, l’amitié, le village… Il va jusqu’à intégrer dans sa poésie des réalités contemporaines nouvelles. Ainsi, le poème Tadsimant (l’autonomie) est un plaidoyer poétique en faveur de l’autonomie de la Kabylie. Une des heureuses nouveautés introduites par Essaïd At Maamar est de déclamer [2] sa poésie avec un accompagnement musical (comme arrière-fond) qui non seulement captive l’oreille de l’auditeur, mais aussi annonce le ton et l’atmosphère générale de chaque poème. Accompagnés de musiques appartenant tant au patrimoine universel dans un clin d’oeil à Mohia (Prokofiev, Mikis Théodorakis, van Beethoven…) que local (Imaziɣen imula, chants populaires traditionnels…), les poèmes ressemblent ainsi à de longs voyages lesquels réconcilient l’auditeur avec ces deux parts de lui-même que sont la spécificité et l’universalité. Le chant traditionnel exécuté par Malika Ouahes qui sert d’arrière fond musical au poème "Tameṭṭut taqbaylit", adjoint à la voix rocailleuse mûre et originale du poète, rappelle la précarité de la condition de la femme. La musique loin de servir de simple support ou de vecteur joue alors le rôle d’élément signifiant. C’est dire l’heureuse alliance entre poésie et musique chez ce poète.
La présence de l’intertexte [3] est un fait important chez Essaïd At Maamar, il suffit de voir les multiples références pour s’en convaincre. L’influence de Lounis Aït Menguellet est si prégnante qu’au moins deux textes en portent la trace. Ainsi, A baba constitue une sorte d’écho à A mmi, le célèbre texte inspiré, dit-on, de Le Prince du philosophe italien Machiavel. L’exemple le plus saillant est le poème Tiregwa-nniḍen (D’autres sillons) qui évoque le texte Tiregwa d’Aït Menguellet. Le même procédé est réactualisé : Les strophes du poème sont construites à partir de l’œuvre antérieure que le poète revisite. En revisitant ainsi ses poèmes antérieurs, Essaïd At Maamar creuse de nouveaux sillons. C’est une conception très originale du poème comme un sillon qu’il faut creuser et irriguer…
Dans le poème "Asisen seg tamment-ik", en hommage à Mohia, déclamé sur fond de Lieutenant Kijé de Prokofiev dans un style théâtral à la manière du célèbre dramaturge, l’auditeur ne manquera pas de voir défiler les moindres détails de l’œuvre de Mohia (Σli n Dulun, Wejjir, Jeddi Yebrahim…) convoqués par le poète pour dire combien cette œuvre, même méconnue du vivant de son auteur, constitue désormais une source d’inspiration pour les jeunes générations qui y trouvent une matière littéraire très riche sur laquelle elles peuvent greffer de nouvelles créations.
On ne peut manquer de remarquer la longueur des poèmes d’Essaïd At Maamar, ce qui rappelle les longs poèmes religieux traditionnels dans le genre taqsiṭ. Mais de ces derniers, ils n’ont que la longueur car en écoutant le poème "Ah ya ddin Ṛṛeb" on se rend compte que la religion est ici perçue non comme source de salut mais à l’inverse comme source de perte. Notre époque foisonne d’exemples qui l’attestent…
Dans son texte "Manifeste pour un parti du rythme", le poéticien et traducteur Henri Meschonnic écrit ceci : "contre toutes les poétisations, je dis qu’il y a un poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie.". Essaïd At Maamar tente et réussit le pari de transformer les maux avec ses mots, donnant à ses auditeurs, à l’écoute d’un poème la soif d’en découvrir d’autres.
Amar Ameziane
Notes
[1] Un proverbe kabyle ancien dit : deg wexxam tameṭṭut d lsas, argaz d ajgu alemmas, dans la famille, la femme constitue la fondation, l’homme la poutre faîtière. (Dallet, p. 363).
[2] Déclamer signifie ici "réciter à haute voix en donnant aux mots et aux phrases toutes les intonations exigées par l’accent grammatical et l’accent oratoire." (Le Littré)
[3] L’intertexte est un texte antérieur qui peut être repris sous différentes formes (dont la citation) et à des fins diverses (fidélité, subversion…).
http://tamazgha.fr/Le-voyage-des-mots-a-tr...-maux,2451.html
SGHUR iCERFAN
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